• PROLOGUE

     

    Paul Verlaine 

     

    Dans ces temps fabuleux, les limbes de l'histoire,

    Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire,

    Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant,

    Et, par l'intensité de leur vertu, troublant

    Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même,

    Augustes, s'élevaient jusqu'au néant suprême,

    Ah! la terre et la mer et le ciel, purs encor

    Et jeunes, qu'arrosait une lumière d'or

    Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures

    De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres,

    Et retenant le vol obstiné des essaims,

    Les Poètes sacrés chanter les Guerriers saints,

    Ce pendant que le ciel et la mer et la terre

    Voyaient—rouges et las de leur travail austère—

    S'incliner, pénitents fauves et timorés,

    Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés!

    Une connexité grandiosement calme

    Liait le Kchatrya serein au Chanteur calme,

    Valmiki l'excellent à l'excellent Rama:

    Telles sur un étang deux touffes de padma.

    —Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique,

    De Sparte la sévère à la rieuse Allique,

    Les Aèdes, Orpheus, Akaïos, étaient

    Encore des héros altiers et combattaient,

    Homéros, s'il n'a pas, lui, manié le glaive,

    Fait retentir, clameur immense qui s'élève,

    Vos échos, jamais las, vastes postérités,

    D'Hektôr, et d'Odysseus, et d'Akhilleus chantés.

    Les héros à leur tour, après les luttes vastes,

    Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes,

    Et non moins que de l'art d'Arès furent épris

    De l'Art dont une Palme immortelle est le prix,

    Akhilleus entre tous! Et le Laëtiade

    Dompta, parole d'or qui charme et persuade,

    Les esprits et les coeurs et les âmes toujours,

    Ainsi qu'Orpheus domptait les tigres elles ours.

     



    —Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères

    Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères,

    Est-ce que le Trouvère héroïque n'eut pas

    Comme le Preux sa part auguste des combats?

    Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne,

    Et son neveu Roland resté dans la montagne

    Et le bon Olivier et Turpin au grand coeur,

    En beaux couplets et sur un rythme âpre et vainqueur,

    Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles,

    Les durs Leudes perdant leur sang par vingt entailles,

    Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux,

    De Roland et de ceux qui virent Roncevaux

    Et furent de l'énorme et suprême tuerie,

    Du temps de l'Empereur à la barbe fleurie?

    —Aujourd'hui l'Action et le Rêve ont brisé

    Le pacte primitif par les siècles usé,

    Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce

    De l'harmonie immense et bleue et de la Force.

    La Force qu'autrefois le Poète tenait

    En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait,

    La force, maintenant, la Force, c'est la Bête

    Féroce bondissante et folle et toujours prête

    A tout carnage, à tout dévaslement, à tout

    Égorgement d'un bout du monde à l'autre bout!

    L'Action qu'autrefois réglait le chant des lyres,

    Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires

    Fuligineux d'un siècle en ébullition,

    L'Action à présent,—ô pitié!—l'Action,

    C'est l'ouragan, c'est la tempête, c'est la houle

    Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule

    Et déroule parmi des bruits sourds l'effroi vert

    Et rouge des éclairs sur le ciel entr'ouvert!

    —Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes

    De la vie et du choc désordonné des armes

    Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs

    Ineffables, voici le groupe des Chanteurs

    Vêtus de blanc, et des lueurs d'apothéoses

    Empourprent la fierté sereine de leurs poses:

    Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux,

    Et sur leur front le rêve inachevé des Dieux,

     



    Le monde que troublait leur parole profonde,

    Les exile. A leur tour ils exilent le monde!

    C'est qu'ils ont à la fin compris qu'ils ne faut plus

    Mêler leur note pure aux cris irrésolus

    Que va poussant la foule obscène et violente,

    Et que l'isolement sied à leur marche lente.

    Le Poète, l'amour du Beau, voilà sa foi,

    L'Azur, son étendard, et l'Idéal, sa loi!

    Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles,

    Où le rayonnement des choses éternelles

    A mis des visions qu'il suit avidement,

    Ne sauraient s'abaisser une heure seulement

    Sur le honteux conflit des besognes vulgaires,

    Et sur vos vanités plates; et si naguères

    On le vit au milieu des hommes, épousant

    Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant

    Aux guerres, célébrant l'orgueil des Républiques

    Et l'éclat militaire et les splendeurs auliques.

    Sur la kitare, sur la harpe et sur le luth,

    S'il honorait parfois le présent d'un salut

    Et daignait consentir à ce rôle de prêtre

    D'aimer et de bénir, et s'il voulait bien être

    La voix qui rit ou pleure alors qu'on pleure ou rit,

    S'il inclinait vers l'âme humaine son esprit,

    C'est qu'il se méprenait alors sur l'âme humaine.

    Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène.


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  • POÈMES SATURNIENS

     

    Les Sages d'autrefois, qui valaient bien ceux-ci,

    Crurent, et c'est un point encor mal éclairci,

    Lire au ciel les bonheurs ainsi que les désastres,

    Et que chaque âme était liée à l'un des astres.

     

    (On a beaucoup raillé, sans penser que souvent

    Le rire est ridicule autant que décevant,

    Cette explication du mystère nocturne.)

    Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE,

     

    Fauve planète, chère aux nécromanciens,

    Ont entre tous, d'après les grimoires anciens,

    Bonne part de malheur et bonne part de bile.

    L'Imagination, inquiète et débile,

     

    Vient rendre nul en eux l'effort de la Raison.

    Dans leurs veines, le sang, subtil comme un poison,

    Brûlant comme une lave, et rare, coule et roule

    En grésillant leur triste Idéal qui s'écroule.

     

    Tels les Saturniens doivent souffrir et tels

    Mourir, —en admettant que nous soyons mortels. —

    Leur plan de vie étant dessiné ligne à ligne

    Par la logique d'une Influence maligne.

     

    Paul Verlaine


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