• Poème et Peinture: Victor Hugo - Fonction du poète

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          Œuvre de Paul Cézanne - le rêve du poète

     

    Fonction du Poète

    I

     

    Pourquoi t’exiler, ô poète,

    Dans la foule où nous te voyons ?

    Que sont pour ton âme inquiète

    Les partis, chaos sans rayons ?

    Dans leur atmosphère souillée

    Meurt ta poésie effeuillée ;

    Leur souffle égare ton encens.

    Ton coeur, dans leurs luttes serviles,

    Est comme ces gazons des villes

    Rongés par les pieds des passants.

     

    Dans les brumeuses capitales

    N’entends-tu pas avec effroi,

    Comme deux puissances fatales,

    Se heurter le peuple et le roi ?

    De ces haines que tout réveille

    À quoi bon emplir ton oreille,

    Ô Poète, ô maître, ô semeur ?

    Tout entier au Dieu que tu nommes,

    Ne te mêle pas à ces hommes

    Qui vivent dans une rumeur !

     

    Va résonner, âme épurée,

    Dans le pacifique concert !

    Va t’épanouir, fleur sacrée,

    Sous les larges cieux du désert !

    Ô rêveur, cherche les retraites,

    Les abris, les grottes discrètes,

    Et l’oubli pour trouver l’amour,

    Et le silence, afin d’entendre

    La voix d’en haut, sévère et tendre,

    Et l’ombre, afin de voir le jour !

     

    Va dans les bois ! va sur les plages !

    Compose tes chants inspirés

    Avec la chanson des feuillages

    Et l’hymne des flots azurés !

    Dieu t’attend dans les solitudes ;

    Dieu n’est pas dans les multitudes ;

    L’homme est petit, ingrat et vain.

    Dans les champs tout vibre et soupire.

    La nature est la grande lyre,

    Le poète est l’archet divin !

     

    Sors de nos tempêtes, ô sage !

    Que pour toi l’empire en travail,

    Qui fait son périlleux passage

    Sans boussole et sans gouvernail,

    Soit comme un vaisseau qu’en décembre

    Le pêcheur, du fond de sa chambre

    Où pendent les filets séchés,

    Entend la nuit passer dans l’ombre

    Avec un bruit sinistre et sombre

    De mâts frissonnants et penchés !

     

    II

     

    Hélas ! hélas ! dit le poète,

    J’ai l’amour des eaux et des bois ;

    Ma meilleure pensée est faite

    De ce que murmure leur voix.

    La création est sans haine.

    Là, point d’obstacle et point de chaîne.

    Les prés, les monts, sont bienfaisants ;

    Les soleils m’expliquent les roses ;

    Dans la sérénité des choses

    Mon âme rayonne en tous sens.

     

    Je vous aime, ô sainte nature !

    Je voudrais m’absorber en vous ;

    Mais, dans ce siècle d’aventure,

    Chacun, hélas ! se doit à tous.

    Toute pensée est une force.

    Dieu fit la sève pour l’écorce,

    Pour l’oiseau les rameaux fleuris,

    Le ruisseau pour l’herbe des plaines,

    Pour les bouches, les coupes pleines,

    Et le penseur pour les esprits !

     

    Dieu le veut, dans les temps contraires,

    Chacun travaille et chacun sert.

    Malheur à qui dit à ses frères  :

    Je retourne dans le désert !

    Malheur à qui prend des sandales

    Quand les haines et les scandales

    Tourmentent le peuple agité ;

    Honte au penseur qui se mutile,

    Et s’en va, chanteur inutile,

    Par la porte de la cité !

     

    Le poète en des jours impies

    Vient préparer des jours meilleurs.

    Il est l’homme des utopies ;

    Les pieds ici, les yeux ailleurs.

    C’est lui qui sur toutes les têtes,

    En tout temps, pareil aux prophètes,

    Dans sa main, où tout peut tenir,

    Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue,

    Comme une torche qu’il secoue,

    Faire flamboyer l’avenir !

     

    Il voit, quand les peuples végètent !

    Ses rêves, toujours pleins d’amour,

    Sont faits des ombres que lui jettent

    Les choses qui seront un jour.

    On le raille. Qu’importe ? il pense.

    Plus d’une âme inscrit en silence

    Ce que la foule n’entend pas.

    Il plaint ses contempteurs frivoles ;

    Et maint faux sage à ses paroles

    Rit tout haut et songe tout bas !

     

    Foule qui répands sur nos rêves

    Le doute et l’ironie à flots,

    Comme l’océan sur les grèves

    Répand son râle et ses sanglots,

    L’idée auguste qui t’égaie

    À cette heure encore bégaie ;

    Mais de la vie elle a le sceau !

    Ève contient la race humaine,

    Un oeuf l’aiglon, un gland le chêne !

    Une utopie est un berceau !

     

    De ce berceau, quand viendra l’heure,

    Vous verrez sortir, éblouis,

    Une société meilleure

    Pour des coeurs mieux épanouis,

    Le devoir que le droit enfante,

    L’ordre saint, la foi triomphante,

    Et les moeurs, ce groupe mouvant

    Qui toujours, joyeux ou morose,

    Sur ses pas sème quelque chose

    Que la loi récolte en rêvant !

     

    Mais, pour couver ces puissants germes,

    Il faut tous les coeurs inspirés,

    Tous les coeurs purs, tous les coeurs fermes,

    De rayons divins pénétrés.

    Sans matelots la nef chavire ;

    Et, comme aux deux flancs d’un navire,

    Il faut que Dieu, de tous compris,

    Pour fendre la foule insensée,

    Aux deux côtés de sa pensée

    Fasse ramer de grands esprits !

     

    Loin de vous, saintes théories,

    Codes promis à l’avenir,

    Ce rhéteur aux lèvres flétries,

    Sans espoir et sans souvenir,

    Qui jadis suivait votre étoile,

    Mais qui, depuis, jetant le voile

    Où s’abrite l’illusion,

    A laissé violer son âme

    Par tout ce qu’ont de plus infâme

    L’avarice et l’ambition !

     

    Géant d’orgueil à l’âme naine,

    Dissipateur du vrai trésor,

    Qui, repu de science humaine,

    A voulu se repaître d’or,

    Et, portant des valets au maître

    Son faux sourire d’ancien prêtre

    Qui vendit sa divinité,

    S’enivre, à l’heure où d’autres pensent,

    Dans cette orgie impure où dansent

    Les abus au rire effronté !

     

    Loin ces scribes au coeur sordide,

    Qui dans l’ombre ont dit sans effroi

    À la corruption splendide  :

    Courtisane, caresse-moi !

    Et qui parfois, dans leur ivresse,

    Du temple où rêva leur jeunesse

    Osent reprendre les chemins,

    Et, leurs faces encor fardées,

    Approcher les chastes idées,

    L’odeur de la débauche aux mains !

     

    Loin ces docteurs dont se défie

    Le sage, sévère à regret !

    Qui font de la philosophie

    Une échoppe à leur intérêt !

    Marchands vils qu’une église abrite !

    Qu’on voit, noire engeance hypocrite,

    De sacs d’or gonfler leur manteau,

    Troubler le prêtre qui contemple,

    Et sur les colonnes du temple

    Clouer leur immonde écriteau !

     

    Loin de vous ces jeunes infâmes

    Dont les jours, comptés par la nuit,

    Se passent à flétrir des femmes

    Que la faim aux antres conduit !

    Lâches à qui, dans leur délire,

    Une voix secrète doit dire  :

    Cette femme que l’or salit,

    Que souille l’orgie où tu tombes,

    N’eut qu’à choisir entre deux tombes  :

    La morgue hideuse ou ton lit !

     

    Loin de vous les vaines colères

    Qui s’agitent au carrefour !

    Loin de vous ces chats populaires

    Qui seront tigres quelque jour !

    Les flatteurs du peuple ou du trône !

    L’égoïste qui de sa zone

    Se fait le centre et le milieu !

    Et tous ceux qui, tisons sans flamme,

    N’ont pas dans leur poitrine une âme,

    Et n’ont pas dans leur âme un Dieu !

     

    Si nous n’avions que de tels hommes,

    Juste Dieu ! comme avec douleur

    Le poète au siècle où nous sommes

    Irait criant  : Malheur ! malheur !

    On le verrait voiler sa face ;

    Et, pleurant le jour qui s’efface,

    Debout au seuil de sa maison,

    Devant la nuit prête à descendre,

    Sinistre, jeter de la cendre

    Aux quatre points de l’horizon !

     

    Tels que l’autour dans les nuées,

    On entendrait rire, vainqueurs,

    Les noirs poètes des huées,

    Les Aristophanes moqueurs.

    Pour flétrir nos hontes sans nombre,

    Pétrone, réveillé dans l’ombre,

    Saisirait son stylet romain.

    Autour de notre infâme époque

    L’iambe boiteux d’Archiloque

    Bondirait, le fouet à la main !

     

    Mais Dieu jamais ne se retire.

    Non ! jamais, par les monts caché,

    Ce soleil, vers qui tout aspire,

    Ne s’est complètement couché !

    Toujours, pour les mornes vallées,

    Pour les âmes d’ombre aveuglées,

    Pour les coeurs que l’orgueil corrompt,

    Il laisse au-dessus de l’abîme,

    Quelques rayons sur une cime,

    Quelques vérités sur un front !

     

    Courage donc ! esprit, pensées,

    Cerveaux d’anxiétés rongés,

    Coeurs malades, âmes blessées,

    Vous qui priez, vous qui songez !

     

    Ô générations ! courage !

    Vous qui venez comme à regret,

    Avec le bruit que fait l’orage

    Dans les arbres de la forêt !

     

    Douteurs errants sans but ni trêve,

    Qui croyez, étendant la main,

    Voir les formes de votre rêve

    Dans les ténèbres du chemin !

     

    Philosophes dont l’esprit souffre,

    Et qui, pleins d’un effroi divin,

    Vous cramponnez au bord du gouffre,

    Pendus aux ronces du ravin !

     

    Naufragés de tous les systèmes,

    Qui de ce flot triste et vainqueur

    Sortez tremblants et de vous-mêmes

    N’avez sauvé que votre coeur !

     

    Sages qui voyez l’aube éclore

    Tous les matins parmi les fleurs,

    Et qui revenez de l’aurore,

    Trempés de célestes lueurs !

     

    Lutteurs qui pour laver vos membres

    Avant le jour êtes debout !

    Rêveurs qui rêvez dans vos chambres,

    L’oeil perdu dans l’ombre de tout !

     

    Vous, hommes de persévérance,

    Qui voulez toujours le bonheur,

    Et tenez encor l’espérance,

    Ce pan du manteau du Seigneur !

     

    Chercheurs qu’une lampe accompagne !

    Pasteurs armés de l’aiguillon !

    Courage à tous sur la montagne !

    Courage à tous dans le vallon !

     

    Pourvu que chacun de vous suive

    Un sentier ou bien un sillon ;

    Que, flot sombre, il ait Dieu pour rive,

    Et, nuage, pour aquilon ;

     

    Pourvu qu’il ait sa foi qu’il garde,

    Et qu’en sa joie ou sa douleur

    Parfois doucement il regarde

    Un enfant, un astre, une fleur ;

     

    Pourvu qu’il sente, esclave ou libre,

    Tenant à tout par un côté,

    Vibrer en lui par quelque fibre

    L’universelle humanité ;

     

    Courage ! - Dans l’ombre et l’écume

    Le but apparaîtra bientôt !

    Le genre humain dans une brume,

    C’est l’énigme et non pas le mot !

     

    Assez de nuit et de tempête

    A passé sur vos fronts penchés.

    Levez les yeux ! levez la tête !

    La lumière est là-haut ! marchez !

     

    Peuples ! écoutez le poète !

    Écoutez le rêveur sacré !

    Dans votre nuit, sans lui complète,

    Lui seul a le front éclairé.

    Des temps futurs perçants les ombres,

    Lui seul distingue en leurs flancs sombres

    Le germe qui n’est pas éclos.

    Homme, il est doux comme une femme.

    Dieu parle à voix basse à son âme

    Comme aux forêts et comme aux flots.

     

    C’est lui qui, malgré les épines,

    L’envie et la dérision,

    Marche, courbé dans vos ruines,

    Ramassant la tradition.

    De la tradition féconde

    Sort tout ce qui couvre le monde,

    Tout ce que le ciel peut bénir,

    Toute idée, humaine ou divine,

    Qui prend le passé pour racine

    A pour feuillage l’avenir.

     

    Peuples ! écoutez le poète !

    Écoutez le rêveur sacré !

    Dans votre nuit, sans lui complète,

    Lui seul a le front éclairé !

    Des temps futurs perçant les ombres,

    Lui seul distingue en leurs flancs sombres

    Le germe qui n’est pas éclos.

    Homme, il est doux comme une femme.

    Dieu parle à voix basse à son âme

    Comme aux forêts et comme aux flots !

     

    C’est lui qui, malgré les épines,

    L’envie et la dérision,

    Marche, courbé dans vos ruines,

    Ramassant la tradition.

    De la tradition féconde

    Sort tout ce qui couvre le monde,

    Tout ce que le ciel peut bénir.

    Toute idée, humaine ou divine,

    Qui prend le passé pour racine

    A pour feuillage l’avenir.

     

    Il rayonne ! il jette sa flamme

    Sur l’éternelle vérité !

    Il la fait resplendir pour l’âme

    D’une merveilleuse clarté.

    Il inonde de sa lumière

    Ville et désert, Louvre et chaumière,

    Et les plaines et les hauteurs ;

    À tous d’en haut il la dévoile ;

    Car la poésie est l’étoile

    Qui mène à Dieu rois et pasteurs !

     

    Victor Hugo

    Les Rayons et les ombres

    1840

    « A North African Fruit Vendor par Giuseppe Signorini.Poème et peinture: Paul Verlaine - Le poète et la muse »

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  • Commentaires

    5
    Mardi 25 Octobre 2011 à 22:45

    Merci pour ce poème du grand Hugo, c'st fou commr on en perçoit la réalité d'aujourd'hui, presque 2 siècle nous séparent...

    bises

    4
    Lundi 24 Octobre 2011 à 11:01
    3
    Lundi 24 Octobre 2011 à 10:59
    bouchra

    bonjour ma chère amie j'éspère que tu vas très bien et merci pour ce beau partage gros bisous 

    2
    Lundi 24 Octobre 2011 à 10:06
    LADY MARIANNE

    coucou  Fathia !!
    le tableau est superbe - le poème un peu long !! mais beau !
    bises  Lady M

    1
    Dan
    Lundi 24 Octobre 2011 à 09:16
    Dan

    Ta fonction à toi est de faire vivre cette poésie éternelle. Merci. Amitiés Dan

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